Oh là là, j’ai les dents qui claquent ! Voilà au moins dix minutes qu’on est à l’ombre dans ce trou. Tout est froid, le rocher glisse. Et papa, encore, qui insiste.
– Vas-y, Tom, pousse sur tes jambes. Dès que tu es dans l’eau, je t’attrape.
– Ça fait vingt fois que tu me le dis.
Le chien est tout mouillé en contrebas. Depuis l’îlot où il s’est hissé, ignorant les vaguelettes qui lui lèchent les pattes, il regarde Tom. Les yeux écarquillés, confiants et protecteurs. Et c’est vrai, malgré le soleil au zénith, les gorges sont ici à l’ombre. Forçant son passage dans les plis de la montagne, la rivière s’enfonce sous la roche. Tout le monde a froid, même le chien frissonne. Le torrent se déverse en cascade dans des gouffres où l’on se jette si le trou est profond. Celui-ci est profond, il faut juste y aller, pousser sur ses jambes, se jeter.
– Tom !
C’est quand même pas ma faute si j’ai peur. On s’était mis d’accord. Sans meilleur solution, papa était remonté par l’autre côté, escaladant la paroi à l’envers. parvenu à moi, glissant ses mains sous mes aisselles, il me soulevait puis, à bout de bras, me tenait au-dessus du vide, m’éloignant du rocher. Là, il me lâche. La chute ne dure pas trois secondes, je m’enfonce dans l’eau. Après tout ce temps à sécher dans les courants d’air de la grotte, elle semble glacée. Immergé, la tête comme enfouie sous un oreiller, l’écho lointain d’aboiements étouffés me parvient.
À l’instant même où je retrouve l’air libre, Lézieu m’arrive dessus. Me frôlant le buste, il fait demi-tour pour me présenter sa queue. J’empoigne sur son dos une belle masse de poils et, battant les pieds, suis la direction qu’il me donne. On atteint vite une sorte de plage, où mes genoux rencontrent le sol, et papa nous rejoint.
J’ai grelotté dans ses bras un bon moment. Lui aussi avait la chair de poule. De l’eau jusqu’aux mollets, un lit de cailloux ronds sous les fines semelles de mes sandales, j’écoutais le bruit de l’eau. Celui, aussi, de mon cœur redevenant tranquille, et Lézieu qui de sa queue battante me repeignait la cuisse. L’idée de le savoir là, joyaux et attentif, chassait de mon corps les sanglots.
On a continué à avancer en se donnant la main. La gorge s’est évasée et le soleil est revenu. Il était chaud. On sentait la roche rendre la chaleur accumulée. Dès qu’un obstacle compliqué se présentait, papa me prenait dans ses bras. Mais j’aimais chercher mon chemin seul, le chien et moi. Tous les deux à quatre pattes, son museau humide plein de questions sous le nez, les mains dans la vase dès que je m’éloignais du courant. Par trois fois il fallut se mettre à l’eau et nager, le chien derrière si papa me guidait. S’y jeter depuis une hauteur me soulevait le ventre. Mais c’était là le plus simple chemin. Et le moins scabreux. Et j’avais promis d’être fort. J’ai aimé glisser à plat ventre, comme une loutre dans le fil de l’eau, sur des parois moussues, polies en cuvette et qui épousaient mon corps. J’entends les voix de gens qui se baignent et s’éclaboussent en contrebas. La chaleur sent le bois sec que les crues automnales ont charrié puis laissé là, coincé dans l’étroit goulot. ― Encore une chute à passer et nous serons rendus, me dit papa. ― Combien y a ? ― Deux fois ta taille, il me dit. ― Comment je fais ? Papa m’explique. Il me fait toucher le rocher sous mes pieds, il me montre la limite. Là où ça glisse, un buisson où je peux me tenir en attendant, un rebord où m’appuyer. J’ai peur à nouveau. Lézieu aboie. Je ne sais pas si c’est pour m’encourager ou parce qu’il a peur lui aussi. Qu’il sent ma 35 40 45 50 55 peur. Un cri sort de ma gorge, je saute. L’eau à nouveau dans mon nez, mes oreilles. Sous la pression, mon tympan se bouche. Mes cheveux flottent. Des milliers de petites bulles d’air tourbillonnent le long de mon corps, ça chatouille presque.
Du bout du pied, j’effleure le fond et le repousse. Ce n’était pas si difficile, voilà déjà le chien, la surface, le soleil. Nous nageons ensemble vers le bord, nous nous étalons sur les rochers chauds. La peau remplit les crénelures de la pierre comme un moule. Une fourmi me grimpe dessus et m’inspecte. Depuis le gros orteil jusqu’en haut de la cuisse. Là, elle tombe. Au fur et à mesure que mon corps se réchauffe, l’anesthésie de l’eau froide s’évapore. Je sens mes bleus qui se réveillent. Déjà quelques croûtes se forment aux genoux et aux coudes. Ces petites douleurs me rendent fier au souvenir de la descente. Quand nous sommes secs, nous remontons par le raidillon jusque sur la route. Le sentier est si pentu que même debout on est à quatre pattes. Ça ne m’empêche pas de déraper lorsque parfois une pierre mal accrochée se détache et déboule. ― Trois mètres, dit papa, qui est resté dans mon dos, au cas où. Nous y voilà. J’enlève mes sandales, je marche sur le bitume brûlant où le chien s’ébroue. Je n’ai jamais autant savouré cette chaleur.