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NV6B Sur le bout des doigts – Chapitre 5 à 6 (de Hanno)

La maison est vide. La voix de papa résonne.
– Tima ? Tima ! ?
Maman ne répond pas.
Je m’assieds sur une chaise devant la table de la cuisine. De nombreuses mouches bourdonnent ; le petit déjeuner n’a pas dû être
débarrassé. Je promène une main Au milieu des miettes, la ferme sur un quignon de pain que je grignote aussitôt. Continuant leur quête, mes doigts se posent sur un carré de papier. Dessus : un stylo.
– Papa, y a un mot.
Lézieu remue du museau ses croquettes, et quelques-unes craquent sous ses crocs. Cette balade nous a creusés.
– Donne voir, dit papa en posant une main sur mon épaule.
– Là, je dis. C’est maman ?
– Oui.
– Elle dit quoi ?
– En gros, elle dit : file te préparer, elle dit qu’avec un peu d’avance tu vas être grand frère. Domont est passé la prendre.
Hop, hop, dépêche-toi, on la rejoint !
C’est branle-bas de combat. Ni l’un ni l’autre ne nous sommes habillés depuis la baignade. Je me cogne à tout ce qui dépasse dans la
maison, sur des parcours que je connais pourtant par coeur. J’empile quelques vêtements n’importe comment par-dessus mon maillot. Lézieu,
qui ne comprend rien à tout ça, est partout dans mes jambes. Je lui marche dessus alors qu’il s’est finalement gentiment couché. Mais je suis prêt très vite. Bras dessus, bras dessous, nous cavalons tous les trois jusqu’à la voiture, restée au frais, à l’ombre des platanes.

La ville n’est pas tout près. A peine embarqués, papa démarre. Les premiers tournants propulsent Lézieu sur mes genoux ; on a quitté le village. Longtemps, au gré des brusques mouvements de la voiture, nous valdinguons de concert d’un côté à l’autre de la banquette. Par les fenêtres grandes ouvertes entre un air chaud qui nous coiffe. J’aimerais parler et poser plein de questions. Mais à cette vitesse, autant laisser papa se concentrer sur la route.
Autrefois, pour savoir le chemin, je comptais les virages. Pour être comme tout le monde. Sûr et certain. Maintenant je n’ai plus besoin. A leur forme, à la façon du chauffeur de les négocier, je pourrais vous dire exactement où l’on est. Là, ça se calme. Sur la grande ligne droite, on passe, sur la gauche, la bergerie aux oliviers. Il paraît que le paysage est magnifique. Les gens viennent de loin s’y promener. Ils se tapent ces lacets infernaux, aller et retour, juste pour le coup d’oeil. En expédition. Cordes, casques et combinaisons.
– Tu peux pas ralentir un peu, on n’est peut-être plus à cinq minutes.
– C’est vrai, je vais trop vite.
Après l’embranchement, où la route fait un coude en épingle à cheveux, réapparaît le murmure de la rivière. Seules quelques rangées
de vigne nous séparent de l’eau et je peux sentir, nettement, l’odeur cendrée du sulfate, qui protège les feuilles de la maladie.
– En plus, tu as raison, il est sans doute déjà trop tard !
– Tu crois que c’est un garçon ou une fille ? !
– Une chance sur deux, Tom. Ça n’a pas changé.
– Moi, j’aurais bien voulu savoir.
– Savoir pour quoi ? !
– Pour s’habituer à l’idée… C’est pas pareil.
– Mais si c’est pareil.
Le machin est là et voilà, ça démarre.
Depuis des mois on a ces mêmes discussions. Mais ça ne fait pas de mal de répéter. Ça rentre dans la tête. Comme la musique rentre dans
les doigts, à force d’appuyer les touches sur le clavier du piano. Et après, c’est agréable de les laisser se balader tous seuls, de les sentir
reconnaître le chemin. On a traversé lentement les huit villages qui s’égrainent, de plus en plus gros, jusqu’à la ville. Papa m’a décrit l’état des nuages dans le
ciel, les couleurs de la campagne mangée de soleil.
– Et moi, quand je suis né, si vous aviez su avant, vous auriez pu vous habituer.
– Ça n’a rien à voir avec l’habitude, Tom. C’est la vie qui vous tombe dessus. Chaque jour. Même à ça, on ne s’y habitue pas.
Chaque jour est une naissance. Pour chacun. Des fois on a des yeux, des fois on n’en a pas. Parfois, c’est les mains qu’on n’a pas, d’autre fois, le coeur qu’on a en pierre.
– Mais moi c’est les yeux.
On atteignait la dernière grande ligne droite avant les ronds-points. Ça ne fait pas de mal de répéter certaines choses. Une vague senteur de pourri allait nous parvenir depuis la distillerie. Ensuite, ce seraient les effluves d’essence de la station-service et après, nous serions en ville.

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