Je n’ai d’abord pas compris. On est arrivés en ville. Les feux, presque tous, étaient au vert. On s’est garés dans le centre, loin de l’hôpital. On a harnaché Lézieu, claqué les portières, j’ai attrapé l’attelle et on est partis. D’un drôle de pas qui prenait son temps.
Papa m’a payé une glace en cornet qu’il a enroulé dans une serviette en papier. Comme si j’allais m’en mettre partout. Un autre jour, ça m’aurait énervé. Là, je n’ai rien dit. Chacun gardait le silence.
Nous étions ensemble, juste nous trois, une dernière fois. On a marché, aller-retour, sur la Promenade. Sous les platanes s’entrechoquaient les boules des pétanqueurs, et l’on s’est arrêtés les écouter parler. Un groupe de vieux se chamaillait, mesurant et remesurant le même point. Je n’avais rien
demandé. Mais mon père, qui sait combien ces voix de rocaille mêlées de patois me régalent, m’a pris par le coude. On s’est rapprochés.
Plus tard, pourtant, quand les vainqueurs sont allés payer un coup aux vaincus, c’est moi qui ai dit :
– On y va ? ! J’aimerais bien le voir, maintenant, ce machin.
Il y a, devant l’hôpital, un grand square ovale, où les gens viennent faire pisser leur chien. Les arbres hauts et touffus qui y poussent déploient un épais coton sur la ville, absorbant les sons, n’en laissant que la rumeur. Des centaines de merles et de moineaux logent là, pépiant et folâtrant dans les feuilles. Quand nous le traversons, Lézieu s’y attarde, mètre à mètre, la truffe en goguette au pied des troncs. La chose est si peu dans ses habitudes, que je le soupçonne de vouloir, lui aussi, retarder un peu le cours du temps.
Les sept marches de l’entrée principale donnent un côté solennel à notre arrivée. Dans le hall résonnent doucement les chants des oiseaux
du square au dehors. Une voix très douce nous accueille. La jeune femme dit que maman a déjà regagné sa chambre et, toujours gentiment, qu’elle est
désolée mais que Lézieu ne peut nous accompagner là-haut. Je le libère et l’installe d’une caresse sur le carrelage frais, aux pieds de la voix.
Lézieu ne se plaint jamais. Nous entrons dans un large ascenseur, je m’adosse aux parois métalliques dont j’aime la fraîcheur. Le temps que dure notre montée, nous restons silencieux.
Quand la porte s’ouvre à nouveau, il y a de tout petits pleurs d’enfants, le chuintement de chariots que l’on roule sur le lino. Nous prenons à droite. Je longe seul le mur, papa devant. Nous passons quatre portes, une ouverte, et tournons à l’angle. J’entre dans la troisième chambre. Papa me précède jusqu’au pied de lit où je m’agrippe. Un petit courant d’air venu de la fenêtre atténue l’odeur douceâtre de la pièce. Maman dit mon nom, je m’avance en tâtonnant. Elle est là, les genoux dressés sous un drap léger. Elle me prend par la main et m’attire vers elle comme au bout d’une ligne de canne à pêche. Ses doigts se joignent en un noeud avec les miens au milieu.
– Alors ces gorges, Tom ? !
– Il est là ?
– Elle ! C’est une petite fille, Tom. Sandra. Elle est née il y a presque deux heures.
Maman me pose les mains là, tout près, à sa portée, sur un rebord de plastique. Le berceau. De la fatigue dans la voix de ma mère.
– Je peux la voir ? je demande.
Les parents se consultent du regard. Je le sais. Le petit silence dit ça.
– Viens, dit papa, et il me prend par la main.
Nous faisons quelques pas jusqu’à un réduit où se trouve un lavabo. Tout de suite l’eau y coule, tiède et agréable. Papa me glisse un savon qui est un peu de l’odeur de la pièce. Je me lave de la ville, sous le flot, la crasse me paraît lourde. Je me sèche à une serviette rêche que me tend papa, puis il me reconduit auprès de ma soeur.
Je me penche vers elle jusqu’à sentir son souffle sur mon visage.
– Elle dort, me dit papa, elle te sourit.
– C’est vrai ?
– Oui, elle sourit.
Alors, c’est du bout des doigts que Tom vient chercher ce sourire au fond du berceau. C’est sans yeux qu’il voit les lèvres aux commissures retroussées, et la bouche, qui au contact machinalement s’entrouvre. Des mains, il continue son chemin délicat, parcourant avec précaution le petit visage. Comme pour le modeler, mais c’est l’inverse. Ce sont les formes qui dans les mains s’inscrivent. Et c’est là, d’abord, que les creux, les courbes et les bosses viennent en mémoire prendre leur place. Le pouce et l’index palpent les lobes des oreilles, la paume à rebrousse_poil sur les fins cheveux, les épaules, les bras. Tout un corps à apprendre à connaître.
– Tu sais, elle t’observe, Tom.
– Elle me regarde de ses yeux ? !
– Ils sont tout plissés. On dirait ceux d’un chaton. Ils ne connaissent pas encore bien la lumière, mais elle te cherche par la fente.
Je trouve sa main repliée sous le drap. Une toute petite main aux phalanges boudinées. Je la déroule et je la pose dans la mienne. Je la garde là. Dans le creux. Plus tard, je lui apprendrai à voir comme moi. Je lui montrerai les gorges.